"Que cette période difficile ne vous fasse pas oublier vos rêves!"-Nadège Lanau à Sumatra, Indonésie
- Razali
- Feb 25, 2021
- 11 min read
Updated: Feb 27, 2021

J'ai eu le plaisir d'interviewer Nadège Lanau (Nad) récemment. Nad a créé et dirige Rimba, un écolodge et une association à but non lucratif, à Sumatra, en Indonésie.
J'ai eu le privilège de rester à Rimba en 2014 après que ma femme Sarah et moi ayons terminé nos stages à Jakarta, ainsi qu'en 2019.
Ayant passé des mois à travailler au PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) et à Greenpeace dans cette métropole étouffante, pouvoir regarder vers l'océan Indien, avec le bruit des vagues à quelques mètres de notre lodge et le psithurisme musical de la forêt, était tout simplement sempurna!
Nad a partagé avec moi ce qu'elle fait et ses réflexions sur son cheminement vers où elle est aujourd'hui. Lisez ci-dessous pour l'interview complète en français. La version anglaise est ici.

Nad avec une Rafflesia (aussi appelée Padma raksasa en indonésien, la fleur nationale d'Indonésie et la plus grande du monde) dans son "jardin naturel"
Veuillez vous présenter à nos lecteurs Bona Fide et nous parler un peu de votre parcours.
"Je m’appelle Nadège Lanau, j’ai 39 ans et je suis née à Montpellier en France. Après avoir vécu entre autres à Grenoble, à Lyon, en Guadeloupe, en Guyane… j’ai terminé mes études à Toulouse avec un diplôme de Licence professionnelle en « Biotechnologie Végétale », pour finalement revenir m’installer dans ma ville natale.
J’ai travaillé pendant 9 ans au sein du CIRAD (Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement), en Biologie Moléculaire du Riz. En parallèle, j’ai été bénévole pendant 5 ans pour l’association Kalaweit, à la fois en France (évènementiel, produits dérivés, communication…) et sur le terrain à Bornéo.
En 2010, j’ai pris un congé sabbatique pour partir vivre 1 an sur l’ile de Java en Indonésie. Après une dernière année en France, je suis revenue m’installer définitivement sur l’ile de Sumatra en 2012 pour créer le projet RIMBA qui regroupe un Eco-lodge et une Association à but non lucratif. Depuis, je vis toujours à Rimba en compagnie de ma fille de 4 ans, Inéa."
Pourquoi avez-vous déménagé en Indonésie?
"Je suis venue en Indonésie pour la 1ère fois en 2007 en tant que bénévole pour une ONG française située au Kalimantan (Bornéo). Je suis tombée en amour pour l’Indonésie et en particulier pour ses richesses culturelles, son incroyable biodiversité faunique et floristique, sa forêt tropicale exubérante et ses paysages contrastés entre mer, volcans, jungle, mangroves, lacs… Après avoir passé 2 mois chaque année pendant 5 ans dans ce pays, j’ai décidé d’y vivre d’abord 1 an en intégrant un programme universitaire dédié aux étranger pour l’apprentissage du bahasa indonesia. J’en ai profité pour explorer le pays et j’ai su que je voulais m’y installer définitivement. Durant cette année, je me suis régulièrement rendue sur l’ile de Sumatra où j’y ai rencontré mon mari, Reno. Je suis donc rentrée en France pour boucler toutes mes affaires en cours (appartement, travail, administratif…), puis je suis revenue m’installer définitivement dans la province de Sumatra Ouest."
Pourquoi avez-vous lancé le projet Rimba?
"Toute petite je rêvais de monter une association à but non lucratif dédiée à la conservation du milieu naturel ou à la protection des animaux. Mon rêve était de vivre dans la forêt au milieu des singes. Puis, durant mes nombreux séjours en Indonésie entre 2007 et 2012, l’idée s’est peu à peu concrétisée dans ma tête jusqu’à pouvoir la toucher du doigt. Avant de revenir m’installer de manière définitive en Indonésie, j’ai donc crée et déclaré l’association Rimba à la préfecture de ma ville en France, Montpellier. Mais un problème persistait. En effet, l’association Rimba est une association de loi 1901, non lucrative. Ce qui qui signifie qu’aucun membre du bureau ou du conseil administratif ne peut être salarié au sein de l’association. Il nous fallait donc trouver un autre projet qui soit à la fois lucratif afin de nous permettre de vivre et à la fois en adéquation avec l’association, tout en créant un lien qui unisse les 2 structures. Nous avons rapidement émis l’idée de créer un hébergement touristique écologique, le Rimba Ecolodge. L’association Rimba a donc pour vocation de préserver les habitats naturels forestiers et marins à Sumatra Ouest tout en aidant au développement et à la sensibilisation des populations locales. Le Rimba Ecolodge accueille des touristes sur un site naturel et protégé par l’association, et nous permet de les sensibiliser aux thématiques socio-environnementales locales ainsi qu’à la pratique d’un tourisme plus responsable et durable. Nos principaux donateurs sont des anciens clients qui ont séjourné au Rimba Ecolodge."
Que faites-vous avec l'association à but non lucratif et ses missions?
"L’association Rimba a pour vocation de protéger des habitats naturels marins et forestiers à Sumatra Ouest, tout en aidant au développement et à la sensibilisation des populations locales.
Les projets menés par l’association sont :
- LA CONSERVATION DE LA FORÊT TROPICALE grâce à l’acquisition de concessions forestières, la mise en place d’une protection de ces nouvelles acquisitions et de la réserve naturelle de Muaro Duo, et la reforestation de parcelles dégradées.
- LA CONSERVATION DU MILIEU MARIN ET LA PROTECTION DES TORTUES MARINES grâce à la protection du récif de la baie de Muaro Duo, et à une équipe de gardes qui surveille et protège les sites de ponte principaux des tortues marines contre le braconnage.
- LA SAUVEGARDE DES CALAOS grâce à la mise en place de nids artificiels pour palier à la perte de leurs sites de nidification.
- LE RECYCLAGE DES DECHETS PLASTIQUES dans notre centre de recyclage muni d’une machine qui nous permet de transformer le plastique en carburant.
- LA SENSIBILISATION AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX grâce à notre Centre d’Education Environnementale, à travers des supports pédagogiques (livres, jeux...), la diffusion de documentaires, l’organisation de journées thématiques et d’activités concrètes sur le terrain (collectes des plastiques, restauration de mangroves…)"
La vie à Rimba
Qu'est-ce qui vous manque de la vie en France, si quelque chose vous manque?!
"Ce qui me manque le plus, ce sont mes amis et ma famille. Cela va faire très cliché mais bien entendu, le fromage et le vin me manquent aussi beaucoup J Je vis à Rimba depuis 8 ans. Rimba est un endroit très isolé, je sors donc rarement. Allez boire un café ou une bière en fin de journée à la terrasse d’un café par exemple sont des petites choses qui me manquent beaucoup aussi!"
Comment cela s'est-il passé en tant que femme entrepreneur française, blanche et maintenant maman en Indonésie?
"Sincèrement, je ne pensais pas que mon projet serait aussi bien accepté. Certes, les villageois aux alentours ne me font pas de grandes démonstrations d’enthousiasme, mais inversement, personne n’a jamais essayé de me mettre des « bâtons dans les roues ». Lorsque l’on me demande si mon projet est bien toléré ici, je réponds toujours que si un Indonésien débarquait en France dans les Pyrénées et fondait une association pour sauvegarder les ours, il se ferait jeter dehors à « coups de pied aux fesses » ! Alors que dans mon cas, la française qui débarque à Sumatra pour protéger la forêt, les primates, les tortues marines… à l’entier soutien du ministère des forêts et de manière générale un regard bienveillant de la part des villageois.
Il m’est bien arrivé en 8 ans de me retrouver 3 fois dans des situations dangereuses physiquement, mais je m’étais préparé à ça et j’ai toujours réussi à désamorcer la situation avant qu’elle ne dégénère. En effet, nous protégeons lé récif de la baie de Muaro Duo que nous avons délimité grâce à une ligne de bouées. Dans cette zone protégée, toute activité de pêche est interdite quel que soit la méthode utilisée. Nous luttons spécifiquement contre les méthodes de pêches illégales telles que la pêche sous-marine avec compresseur et/ou poison.
Il m’est arrivé quelques fois de me confronter à des personnes très agressives qui m’ont accueilli avec un harpon braqué sur ma tête ou qui ont tenté de m’intimider en essayant de me frapper à coup de bâton. Mais ce genre de situation extrême est heureusement rare si on prend en compte les 100aine d’interventions effectuées. Car chose surprenante, à chaque fois que nous devons intervenir pour demander à des pêcheurs de quitter la zone protégée qui représente 5Ha, mon équipe qui est entièrement locale, m’envoie. En effet, si des locaux rentrent en confrontation avec d’autres locaux, la situation à de fortes chances de dégénérer en bagarre. Du fait que je sois une femme et blanche, selon leurs termes, je leur fais peur (selon mes termes, je pense plus que je les impressionne). Du coup, ils m’écoutent et partent la plupart du temps sans faire d’histoire."
Comment le gouvernement (indo et français) a-t-il traité votre organisation?
Nos activités sur le terrain étant à 100% réalisées en Indonésie, l’association Rimba n’est en relation qu’avec le gouvernement Indonésien. Comme je le disais précédemment, le gouvernement nous soutient totalement dans nos projets. Il arrive même que le département des forêts local nous rende des visites officielles accompagnées de personnes issues du même ministère d’autres régions ou de personnes qui souhaitent se lancer dans le tourisme pour nous montrer en exemple. Les politiques locaux sont également très intéressés par notre projet de recyclage des plastique en carburant et sont venus plusieurs fois visiter notre centre de recyclage, accompagnés de médias.
On sent, localement, une réelle envie de faire mieux, de mieux protéger, de se tourner vers un tourisme plus propre et plus respectueux de l’environnement. Malheureusement, on sent également la frustration et la difficulté d’y arriver faute de moyens nécessaires pour les mettre en place (manque de subventions, de connaissances, de supports pour éduquer les populations locales…).
Comment votre secteur a-t-il évolué depuis vos débuts en Indonésie?
"Après nous être installés à Muaro Duo, de nombreux autres hébergements touristiques ont « poussés » autour de notre baie. Le tourisme a littéralement explosé dans la région. Selon les derniers chiffres, le tourisme local et international aurait augmenté de 400% ces 5 dernières années dans notre région. Ce qui est une bonne chose en soi, apportant ainsi à de nombreux villageois de nouvelles opportunités de travail grâce à la création d’une nouvelle filière économique. D’un autre côté, ces villageois qui s’improvisent guides, gérant d’un hébergement touristique, conducteur de bateaux… n’ont aucune expérience ni formation dans ce domaine et ont donc peu, voir pas de conscience écologique. Ils ne sont donc pas aptes à sensibiliser à leur tour les touristes locaux pour lesquels la notion d’écologie reste très vague, cette dernière étant absente des programmes scolaires.
On assiste donc à un tourisme relativement destructeur avec un fort impact sur l’environnement (déchets plastiques jetés à la mer ou dans la nature, piétinement des coraux, ancres de bateau jetées n’importe où, matériaux de construction issus de la déforestation…). De mon point de vue, la 1ère chose à faire serait que le gouvernement s’investisse et investisse beaucoup plus dans l’éducation environnementale à grande échelle.
Parallèlement, et face à l’inaction et l’absence du gouvernement sur toutes ces problématiques environnementales, de plus en plus de jeunes créent des associations dans notre région pour prendre le relai. Certaines vont être spécialisées sur la question du plastique, le nettoyage des plages, la restauration des mangroves… tandis que d’autres interviennent de manière plus large sur l’éducation et la sensibilisation. Même si toutes ces associations existent à cause d’un gouvernement qui se soustrait à son rôle, c’est aussi très encourageant et enthousiasmant de voire tous ces jeunes s’impliquer de plus en plus dans la protection de leur environnement, soit en créant et en intégrant des associations locales, soit en rejoignant de grandes fondations comme Greenpeace Indonesia ou le WWF.
Lorsque l’on voit également, des milliers d’étudiants et de jeunes descendre dans les rues lorsque le gouvernement de Jakarta souhaite voter des lois qui menacent directement les forêts d’Indonésie, cela rend optimiste pour le futur."
Y a-t-il de la place pour des améliorations? Que souhaiteriez-vous savoir (listez autant de puces que vous le souhaitez) avant de démarrer Rimba?
"- Que les touristes seraient si chronophages, me laissant moins de temps que prévu pour m’occuper de l’association :-)
- Qu’une pandémie mondiale arriverait, mettant l’écolodge dans une situation critique, mais me laissant ainsi plus de temps pour m’occuper de l’association ;-) "
Que diriez-vous à votre jeune moi avant de quitter la France?
"Absolument rien. Ayant été bénévole dans une ONG à Bornéo pendant environ 1 an et vécu 1 an de plus à Java, avant de revenir définitivement et monter le projet Rimba, j’étais, je crois, prête psychologiquement à être confrontée et à gérer à peu près toutes les situations. Je crois aussi que la crise actuelle liée au Covid, que personne ne pouvait prévoir et que je n’aurai jamais pu imaginer au moment de partir en Indonésie, me fais relativiser sur les situations même les plus difficiles vécues ici."
Où vous voyez-vous vous-même et Rimba dans les 5,10 prochaines années?
"Personnellement, j’ai toujours du mal à me projeter dans le futur. Lorsque j’habitais en France, si on m’avait dit « dans 10 ans tu habiteras à Sumatra, tu auras un écolodge et une association », je n’y aurais pas cru ! J’aime avoir plusieurs vies dans une vie sans jamais prévoir quelle sera la prochaine. Donc je suis incapable de répondre. Professionnellement par contre, je sais que l’association existera toujours, car cette association c’est mon « bébé » ! J’en ai rêvé, je l’ai fait et je vais la faire perdurer. Je protège une forêt de 430Ha et je ne me vois pas « l’abandonner » un jour. Cela reviendrai à dire que je lui ai seulement donné quelques années de sursis, à elle et à toute la faune sauvage qui y vit. C’est pour moi inconcevable. Ce n’est pas du sursis que je veux donner à tous ces arbres, mais une réelle chance de pouvoir rester debout pour toujours et d’être un foyer parfaitement sécurisé pour toute la faune qui y vit (gibbons, pangolins, tigres, tapirs, porc-épic…)."
Y a-t-il des défis majeurs auxquels vous faites face en ce moment? Si oui, comment cherchez-vous à les surmonter? Comment la pandémie a-t-elle affecté votre vie?
"Le 1er challenge qui arrive dès la création de l’association, c’est de trouver des fonds pour mettre en place nos projets et les pérenniser. C’est le « nerf de la guerre » de toute association. Le début est très difficile car les fonds de dotation ne souhaitent vous aider que si vous avez déjà mis en place un 1er projet aboutit. Or, pour avoir un 1er projet aboutit, il faut bien que quelqu’un vous donne des fonds à un moment donné. C’est un peu « le serpent qui se mord la queue ». Mais avec un peu de persévérance on y arrive, et les opportunités finissent par émerger. Malgré tout la recherche de fonds reste à la fois très chronophage mais essentielle au bon fonctionnement de l’association.
Le 2ème challenge, c’est l’actuelle pandémie. Comparé à l’écolodge, elle affecte l’association dans une moindre mesure si ce n’est l’allongement dans le temps des démarches administratives et sur le terrain ainsi que la diminution du nombre de dons provenant de particuliers. Cette dernière s’expliquant par le fait que beaucoup de personnes se retrouvent actuellement en difficulté financière liée à la crise du Covid. Concernant l’écolodge, la situation est catastrophique. Nous n’avons plus un seul client depuis presque 11 mois et nous vivons sur nos économies qui s’épuisent de jour en jour. Nous avons tellement peu de visibilité que nous ne savons même pas si nous aurons assez d’argent pour tenir jusqu’au retour du tourisme. Le problème est que si à un moment donné nous n’avons plus les moyens de subvenir à nos propres besoins, nous devrons fermer l’écolodge et le quitter, nous obligeant par la même occasion à abandonner l’association. Ce serait vraiment terrible et je crois que j’aurai vraiment du mal à m’en remettre."
Nous avons tous des jours qui pourraient être meilleurs. Qu'est-ce qui vous aide à vous lever du lit chaque jour, et en particulier les jours où vous ne vous sentez peut-être pas au mieux de votre forme?
"J’ai la chance d’avoir toujours fait un travail qui me plaisait. En France, j’ai travaillé pendant 10 ans en biologie moléculaire des plantes dans un centre de recherche public (CIRAD) et depuis 8 ans je gère un écolodge en même temps qu’une association de protection de l’environnement à Sumatra. Dans les 2 cas (où dans ces 2 vies), je travaille et travaillais avec passion. Je n’ai jamais eu de mal à me lever pour ce que je faisais ou ce que je fais actuellement (sauf peut-être les lendemains de fête !). J’ai toujours réussi à allier mes passions (la science et la conservation du milieu naturel) à mon travail. Et je me rends compte que c’est vraiment une chance."
"Si vous pouviez dire quelque chose à tout les gens dans le monde maintenant, qu'est-ce que ce serait? "
"Que cette période difficile ne vous fasse pas oublier vos rêves!"
Pour en savoir plus sur Rimba, visitez ici.
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